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UNE DÉCOUVERTE INCROYABLE
C’est gentil de passer nous voir, se félicita Yin Chi. Avant le grand retour.
— Oui », murmura Cari avec un sourire amer. Il nota que ses compagnons avaient soudain retenu leur souffle.
Yin Chi, de son côté, ne le remarqua pas, tout à la joie que lui donnait cette visite impromptue. « Entrez, entrez. Je vous débarrasse ? Attendez, je vais chercher des portants. Oh, mais vous avez des recycleurs – j’allais justement vous proposer de mettre vos combinaisons en charge…»
Une agitation fébrile régnait dans la station. L’antichambre du sas donnait sur une coursive qui faisait le tour de la coupole. Des portes latérales s’échappaient des conversations aux accents mélodieux, le ronflement de machines, le vacarme d’objets lourdement traînés, comme pour un déménagement. Ceux qui passèrent les saluèrent amicalement, mais, très affairés, ne s’attardèrent pas.
« Comment va Maxwell ? demanda Ariana. Monsieur Lung, je veux dire ?
— Oh, oui, Maxwell va bien. Tu transmettras nos chaleureux remerciements à ton père pour nous avoir si souvent dépannés. »
Ariana acquiesça. « Je n’y manquerai pas. » Un sourire hésitant se glissa sur ses lèvres. « Dès que j’en aurai l’occasion. »
Ils ôtèrent leurs scaphandres et les accrochèrent aux portants, peu adaptés. Le directeur de la station asiatique se frotta les mains avec excitation. « Eh oui, le grand retour. C’est la vie, n’est-ce pas ? Les adieux sont inévitables. Ainsi vont les choses, on ne peut rien y changer. » Il cligna des paupières, traversé par une idée subite. « Vous avez dû partir en pleine nuit pour être là si tôt ? »
Ils opinèrent comme un seul homme.
« En pleine nuit, confirma Elinn.
— Et nous avons roulé vite, précisa Ronny.
— Vous avez donc sûrement vu le soleil se lever sur Vallès Marineris ?
— En effet, dit Ariana.
— Venez. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? Avez-vous déjà déjeuné ? Je peux préparer du thé, si ça vous tente…»
Tous secouèrent vivement la tête. L’exécrable thé vert de Yin Chi s’était taillé une solide réputation parmi les colons.
« Merci, déclina Cari. Pas pour l’instant. Peut-être plus tard. »
Le Chinois émacié, dont les cheveux de jais grisonnaient par endroits, ne parut pas s’en offusquer. Il les invita à marcher un peu. « À quand remonte votre dernière venue ? Cela doit faire plus d’un an, je me trompe ? Non, même davantage. C’était juste avant les précédentes tempêtes automnales. Deux ans, donc. Est-ce possible ? Je ne sais plus. Mais, si je me souviens bien, vous n’aviez jamais vu notre avion, n’est-ce pas ?
— Non, dit Cari. Nous l’avons aperçu pour la première fois il y a deux semaines.
— Non ! fit Yin Chi, sidéré.
— Si. Nous étions en route pour le Point Armstrong. Il a filé au-dessus de nous en contournant le Mons Ascraeus.
— Et vous ne l’aviez jamais vu auparavant ?
— Chaque fois que nous sommes venus, il était sorti.
— Je n’arrive pas à le croire. » Il secoua la tête. « Mais vous l’avez vu maintenant, n’est-ce pas ? Je veux dire dehors, sur la catapulte. »
Cari eut un haussement d’épaules. « Difficile de faire autrement. »
Yin Chi, qui n’en revenait toujours pas, les dévisagea d’un œil ahuri. « Pendant toutes ces années, cet appareil a été notre plus grande fierté, et vous ne l’aviez jamais vu. Mais j’admets qu’il était souvent en mission. Il s’apprête d’ailleurs à repartir pour son dernier vol. On a déjà ravitaillé. Ne reste plus qu’à installer la caméra.
— Pourquoi ne pas avoir aménagé le cockpit ? intervint Ronny. J’ai aperçu des commandes manuelles.
— Pour être honnête, sourit le directeur de la station, nous ne nous en sommes jamais servis. Vous n’allez pas me croire : personne chez nous ne sait piloter.
— Mais c’est simple comme bonjour ! s’enflamma Ronny. Moi, par exemple, j’ai volé sur…»
Ariana lui donna discrètement un léger coup de coude. « Ronny, grinça-t-elle, ça suffit ! »
Yin Chi hocha la tête avec bienveillance. « Sur simulateur, oui, je sais. Nous avons eu vent de tes exploits. Nul doute que, le jour où on te laissera faire, tu pourras maîtriser n’importe quel appareil pourvu qu’il ait deux ailes.
— Ou pas d’ailes du tout, pavoisa Ronny. Je me suis entraîné sur avion-fusée, sur différents types de navettes, de transporteurs et même…»
Le Chinois coupa court à ses fanfaronnades d’un ton poli, mais sans appel : « En ce qui nous concerne, nous confions cette tâche à notre unité combinée gouvernail-caméra. Venez, je vais vous montrer. »
Les adolescents se regardèrent. Cari aurait aimé se jeter à l’eau et dévoiler à leur hôte le véritable motif de leur visite. Ses camarades, tout aussi impatients, semblaient l’encourager en ce sens. Il garda pourtant le silence, estimant que le moment était mal choisi.
Yin Chi leur fit dévaler un escalier au bout du couloir. Par une coursive souterraine et un second escalier, ils débouchèrent sous une coupole identique à la première. Seule la couleur des plinthes était passée du bleu au rouge. Le Chinois continua jusqu’à une porte en plexiglas qu’il ouvrit d’un geste décidé.
La salle était spacieuse – du moins rapportée aux dimensions relativement modestes de la station – et remplie de meubles-classeurs, de moniteurs et de scanners. L’immense table installée au centre était jonchée de cartes, de relevés topographiques et de photos grand format, certaines assemblées en puzzle, d’autres négligemment empilées.
« Le fruit de nos expéditions, déclara fièrement Yin Chi. L’avion a survolé de nombreuses régions qu’il a photographiées dans les moindres détails. De fabuleuses prises de vues qui, outre leur valeur esthétique, nous ont permis de détecter quelques anomalies du champ magnétique. Ces découvertes devraient susciter un vif intérêt au prochain congrès aréologique. Lors du survol d’Argyre Planitia, nous avons également noté de plus fortes concentrations en vapeur d’eau que ne le laissaient présager les théories actuellement en vogue.
— L’équipement embarqué ne se limite donc pas à la caméra, en déduisit Cari.
— Non, mais elle reste bien sûr la plus importante. Venez voir. »
Ils contournèrent prudemment le plan de travail en veillant à ne rien heurter et à ne pas déplacer les clichés. Yin Chi se glissa par une autre porte dans une sorte d’atelier. Un énorme dispositif extrêmement complexe et visiblement très lourd reposait sur un châssis spécial.
« Même sous pesanteur martienne, l’ensemble pèse plus de deux cents kilos, expliqua-t-il en tapotant l’appareil. Après chaque vol, nous devons le démonter, le nettoyer, changer certaines pièces, poser des filtres, des disques neufs.
— Galactique ! » s’extasia Ronny.
La caméra se trouvait en dessous, fixée sur un cadre inclinable. Divers instruments de mesure étaient vissés à des supports en nid d’abeilles et reliés à des câbles colorés. On reconnaissait sur la partie supérieure les capteurs visuels du système de pilotage automatique, à l’évidence régi par une intelligence artificielle de faible niveau.
« Oui, voici notre robot explorateur, fit jalousement Yin Chi. Nous avons convoyé l’avion jusqu’ici afin de rendre ces recherches possibles. Lui seul avait des ailes d’une envergure suffisante pour affronter l’atmosphère martienne. Il est construit sur le modèle des engins stratosphériques utilisés sur Terre à la fin du siècle dernier pour des missions d’espionnage. Les deux propulseurs fonctionnent avec des moteurs à méthane qui…»
Maintenant !
« Monsieur Yin, il faut que je vous dise…»
Le Chinois s’interrompit et considéra Cari d’un œil étonné. « Oui, quoi donc ?
— Notre visite d’aujourd’hui est un peu intéressée.
— Intéressée ?
— Nous sommes venus demander asile à l’Alliance asiatique. »
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Les traits de Yin Chi se décomposèrent. Il battit nerveusement des paupières, bras figé en l’air, tendu vers sa merveille technologique. « Asile, répéta-t-il, déboussolé. Je ne saisis pas très bien. Qu’entends-tu par là exactement ? »
Cari le dévisagea et sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Peut-être son idée n’était-elle finalement pas si bonne que ça. Que pourraient-ils faire si, droit d’asile ou pas, Yin Chi les flanquait à la porte ? Rien. Ils seraient aussi démunis que face aux autorités et à leur projet de démantèlement.
Il prit néanmoins son courage à deux mains et lui raconta tout depuis le début. L’annonce par Pigrato de la décision du gouvernement. Les poumons d’Elinn, incapables de résister à la pesanteur terrestre. La « solution » visant à la cloîtrer sur une station spatiale. Les altercations des jours précédents. Leur fuite hors de la cité.
Yin Chi l’écouta attentivement, les yeux écarquillés, la mine grave. Lorsque Cari eut terminé, il hocha la tête. « Je comprends. Oui, je comprends à présent. Vous voulez rester ici, chez nous, quand les autres rentreront sur Terre.
— Oui, opinèrent-ils en chœur.
— Vous refusez qu’Elinn soit enfermée à vie sur une station spatiale. Vous préférez demeurer sur Mars. »
Nouvelle approbation générale.
Yin Chi secoua tristement la tête. « Nous nous sommes mal compris à votre arrivée tout à l’heure. Je pensais que vous étiez au courant. »
Les adolescents se regardèrent, paniqués. « Au courant de quoi ? »
Le Chinois les dévisagea en se frottant soucieusement le menton. « Quand j’ai parlé de « grand retour », je ne faisais pas allusion à votre voyage… mais au nôtre.
— Au vôtre ? balbutia Cari d’une voix blanche, pressentant ce qui allait suivre.
— Le prochain vol de notre avion sera aussi le dernier. Le vaisseau Gyang-Tse atteindra l’orbite martienne après-demain. Nous avons déjà commencé à plier bagage. Dans trois semaines, nous reprendrons le chemin de la Terre. »
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Cette révélation sonna le glas de leurs illusions. Lourd, harassé, Cari sentit s’éteindre en lui toute force et tout espoir. Il garda les yeux stupidement braqués sur un Yin Chi qu’il ne voyait plus, mais auquel il se raccrochait lâchement pour ne pas affronter le regard de sa sœur.
À cet instant, une porte s’ouvrit. Un homme passa la tête par l’entrebâillement, glissa quelques mots au directeur de la station dans un chinois rapide et chantant, puis s’éclipsa furtivement.
« Un appel pour moi. Attendez ici, je reviens. C’est probablement le commandant du Gyang-Tse. »
Il quitta l’atelier. Privé de ce précieux soutien, Cari ne put faire autrement que de se tourner péniblement vers sa sœur. Elle était tétanisée, les pupilles dilatées par l’effroi, la lèvre agitée de soubresauts. Il tendit la main, le bras – ses membres ne lui auraient certainement pas semblé plus lourds sous la pesanteur écrasante de Jupiter. Elinn ne bougea pas lorsqu’il la toucha. L’enlaçant, il sentit sa frêle silhouette trembler comme une feuille.
La ride furibonde avait refait surface sur le front d’Ariana. Son regard renfrogné oscillait en permanence entre la porte et le robot. « Rien n’est perdu, lâcha-t-elle d’une voix rauque, mâchoires contractées. Rien ne sera jamais perdu, même sur McAuliffe. Au prochain changement de gouvernement, nous reviendrons sur Mars. »
Ronny hocha vigoureusement la tête comme si elle lui avait ôté les mots de la bouche.
« Mais pour le moment, murmura Cari, c’est terminé. Nous n’avons plus qu’à rentrer. Ce qui doit arriver arrivera.
— Au moins, nous aurons revu Vallès Marineris, se consola Elinn en esquissant un sourire valeureux. C’était magnifique, non ?
— Oui, dit Ariana. Magnifique.
— Aussi longtemps que nous vivrons, jamais nous ne l’oublierons.
— Jamais », répéta Cari. Son cœur se serra en songeant à l’avenir. Lui-même étudierait, voyagerait, partirait peut-être un jour à la conquête de Vénus ou des lunes de Jupiter, tandis qu’Elinn resterait prisonnière de McAuliffe, telle une criminelle condamnée à vivre sa vie par procuration sur un écran de télévision.
Elle balaya les mèches retombées sur ses yeux. « Vous savez, ajouta-t-elle d’un ton presque enjoué, je n’ai pas cessé de penser que les Martiens allaient venir me sauver. J’y ai cru dur comme fer. » Le rire qui fusa de sa gorge ressemblait à un sanglot. « Il serait temps que je grandisse un peu, hein ?
— Ou que tes Martiens trouvent enfin l’inspiration », conclut Ariana.
La porte s’ouvrit et Yin Chi refit son apparition, le visage ravagé par l’inquiétude et la compassion. « Je suis désolé de ne pouvoir vous aider. Je suis naturellement prêt à vous donner asile au nom de mon gouvernement, mais à quoi cela servirait-il ? L’Alliance asiatique n’a même pas de station spatiale à offrir. Je vous confierais ces murs sans l’ombre d’une hésitation si cela pouvait épargner à Elinn l’épreuve de l’emprisonnement. Les stocks de vivres vous permettraient de tenir quelques mois. Mais après ? »
Cari acquiesça. « Oui. Je crains que nous n’ayons provisoirement épuisé tous les recours possibles.
— Je le crains aussi. » Yin Chi se frotta pensivement les mains. « Ce coup de fil… c’était monsieur Pigrato. On a fini par découvrir que vous aviez pris la fuite à bord d’un patrouilleur, mais on ignore encore pour quelle destination. Il voulait savoir si vous étiez ici.
— Que lui avez-vous répondu ? demanda Ariana.
— Que je ne vous avais pas vus depuis un certain temps. » Yin Chi baissa malicieusement la tête. « Ce n’était qu’un demi-mensonge, puisque je vous avais quittés une minute plus tôt. Si la méfiance le pousse à faire un saut jusqu’ici par la voie des airs, nous pourrons toujours prétendre que vous venez juste d’arriver. » Son ingéniosité leur arracha un pâle sourire. Le Chinois redoubla d’hospitalité, comme pour se faire pardonner. « Vous prendrez bien un thé ? Un petit-déjeuner ?
— Non, merci, déclina de nouveau Cari. Mieux vaut que nous rentrions avant que l’orage n’enfle trop.
— Je comprends. Oui. Cela vaut peut-être mieux.
— Merci beaucoup, en tout cas. Et bon retour sur Terre.
— Merci. Merci infiniment. Venez, je vous raccompagne. »
Ils repassèrent dans la pièce attenante, contournèrent la grande table, laissèrent leurs regards courir sur les photographies de contrées qu’ils n’avaient jamais vues et ne verraient jamais. Clichés nets, pris à basse altitude et fourmillants de détails.
Mais il fallait partir. Ils reprirent le chemin du sas dans un silence de mort. Alors qu’ils s’apprêtaient à enfiler leurs combinaisons, ils s’aperçurent qu’Elinn avait disparu.
« Elle doit être retournée à la salle des cartes », supposa Ariana.
Cari soupira. « Je vais la chercher. »
Tandis qu’il refaisait le trajet en sens inverse, Ariana et Ronny s’habillèrent sous l’œil attristé de Yin Chi. Puis, casque et gants en main, ils attendirent, attendirent, attendirent…
« Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? s’impatienta Ronny.
— Il y a un problème », fit Ariana.
Yin Chi l’empêcha d’un geste de se ruer dans la coursive. « Allons-y ensemble. Sinon je vais finir par me retrouver seul. »
Ils revinrent sur leurs pas, dévalèrent la volée de marches, longèrent le passage souterrain, grimpèrent le second escalier et atteignirent enfin la salle des cartes. Derrière le panneau en plexiglas, on devinait des mouvements, des voix. Ils ouvrirent la porte. Un scanner laser scintillait dans un angle. Des lignes étranges se dessinaient sur un moniteur devant lequel Elinn était postée, Cari à ses côtés. Tous deux avaient les yeux braqués sur une imprimante légèrement vrombissante d’où sortait lentement une photo en noir et blanc. Le frère et la sœur étaient tellement absorbés qu’ils ne parurent même pas remarquer leur présence.
« Euh… l’idée, c’était de rejoindre le patrouilleur, lança Ariana d’un ton aigre. Vous pensez pouvoir vous dé scotcher ? »
Cari ne bougea pas, perdu dans la contemplation de l’imprimante. On l’aurait dit comme pétrifié. Et Elinn arborait un sourire béat.
« Elinn ? Cari ? Alors, vous venez ou quoi ? »
Cari sortit de sa torpeur et leva la tête avec une infinie lenteur. « Incroyable, souffla-t-il. Tout simplement… incroyable…»
Ariana, Ronny et Yin Chi se regardèrent.
« Il ne faut pas faire attention, chuchota Ronny, il débloque un peu en ce moment.
— Oui, maugréa. Ariana. Comme quand ce plan foireux a germé dans son cerveau malade. »
Elle tourna brutalement les talons puis se ravisa. « Cari, hurla-t-elle, on peut savoir à quoi tu joues ?
— Là », bredouilla l’adolescent. Il ramassa la photo imprimée et la lui tendit. « Là. Elle existe. Elinn l’a trouvée.
— « Elle qui ? »
Il remua les lèvres à plusieurs reprises sans un mot puis murmura d’une voix à peine audible : « La tête de lion. »